Elle était entrée dans la bibliothèque comme on entre dans une étable; sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les locataires déjà présents, mais en sachant toutefois que le pire est déjà fait et que tous les yeux sont tombés sur vous l'espace de quelques secondes avant de retourner à leur tâche quotidienne. Ici, toutefois, il n'y avait pas des bêtes qui mangeaient leurs foin ou des vache qui venaient de se faire traire; il n'y avait que des filles, toujours plus jolies que les autres ou plus gentilles ou plus intelligentes. Comment, oui, pourquoi y avait-il autant de personnes merveilleuses rassemblées en un tel endroit, par quel miracle divin en étaient-elles venu là? Silke, elle-même, avait depuis longtemps oubliée la nuit qui l'avait amenée ici, de plus que les soucis qui auraient dû l'accompagner en même temps. Comme quoi on peut se faire à n'importe quel style de vie, avec un peu de temps et d'effort. Comme à son habitude, la jeune femme se trouvait de trop ici, comme si elle n'arrivait pas à se faire au moule de perfection -complexe mis à part, il fallait avouer que les demoiselles qui passaient leur temps à la bibliothèque avaient un air serein qui semblait les entourer comme un halo -ou peut-être était-ce simplement l'action du sommeil qui pesait sur elles comme une ombre. Il n'était pas encore midi, mais le calme de l'endroit laissait sous-entendre que les jeunes filles qui étaient assis aux tables de lecture y étaient depuis un bon moment déjà. C'est en esquissant un sourire maladroit que la petite rousse se dirigea vers le comptoir des remises, son exemplaire d'histoire de l'antiquité posé dans ses bras repliés vers elle. Elle n'aimait pas trop parler avec les bibliothécaires -encore cette histoire de ne pas se sentir à sa place, redoublé du fait qu'à son âge, aller à l'école, c'était un peu... non, vraiment, c'était dans sa tête tout ça, mais le problème était qu'elle ne pouvait pas s'empêcher de penser ainsi, même lorsqu'elle le remarquait.

Elle tendit son livre avec délicatesse, n'oubliant pas le bonjour, belle journée n'est-ce pas? et le merci à la fin lorsque la dame lui rappela qu'elle devait ramener son édition du chat botté pour la prochaine semaine. Elle se retourna toutefois bien vide, fixant ses petits souliers noirs alors qu'elle se dirigeait vers sa nouvelle allée préférée: les livres d'histoire. Elle n'avait jamais vraiment portée attention à l'histoire du monde et des sociétés lorsqu'elle était sur terre, mais maintenant, elle trouvait que les pages couvertes de dates avaient un certain charme, en plus de lui inspirer un certain sentiment de nostalgie; ce dernier aurait pu être néfaste, aurait pu la faire pleurer la nuit, mais il n'en était rien. C'était comme de regarder un vieil album de famille et de reconnaître un vieil oncle décédé depuis quelques années: on sourit en pensant au bon temps, mais on essaie de rester ancré dans le présent plutôt que d'éprouver de la pitié pour le passé. Elle marchait d'un pas léger -c'était la fin de semaine, après tout- et se rabroua tranquillement: plutôt que de faire ses propres recherches, elle devrait plutôt lire des livres sur les parcs, avec de jolies photos, histoire de trouver de l'inspiration pour décorer la ville. Ah! Mais la ville était si jolie, entretenue avec tellement de soi qu'elle ne savait pas vraiment quoi faire, où commencer. Alors sa tâche se résumait bien souvent à ramasser les détritus qui s'accumulaient parfois, faute d'attention de la part de certaines.

Elle parcourut les rayons avec un doigt pointé vers le haut, ses lèvres bougeant dans un faible murmure alors qu'elle lisait le titre de chaque livre. C'était le problème des études autodidactes: on ne sait jamais par où commencer, et même si l'on a un soucis de constance et de chronologie, on finit toujours par oublier le livre possédant la date tournante, celui qui nous aide à comprendre tous les autres; hors, il n'était pas question dans son esprit de manquer ce genre de détails, aussi finissait-elle toujours par retirer trop de livres juste pour vérifier leur contenu. Et à toutes les fois, elle finissait par se confondre en excuses auprès des bibliothécaires qu'elle croisait, simplement parce qu'elles devaient ranger les livres dans les étagères derrière elle. Elle l'aurait bien fait elle-même, mais elle avait bien trop peur de se confondre, de replacer un livre au mauvais endroit.

Un bruit de chariot roulant attira son attention; une des employées passant devant le rayon qu'elle occupait pour se diriger vers son destin -elle devait justement replacer les quelques livres que d'autres comme elles n'avaient pas replacés dans les étagères. Elle se mordit la lèvre inférieur, se demandant un instant si quelqu'un ne lui jouait pas un mauvais tour pour la tourmenter un peu plus dans son indécision. Elle se réprimanda aussi tôt; les autres avaient autre chose à faire de leur temps que lui faire une petite leçon de morale, tout de même. Son regard glissa subrepticement sur la chevelure longue et étrangement colorée de la jeune femme, pas plus grande qu'elle; elle avait l'air si jeune! Mais ce moment faisait partit de ses moments où une image évidente devrait rester gravée dans votre mémoire -alors qu'un détail insignifiant trouvait son importance dans votre esprit à la place. Son regard, plutôt que de s'arrêter sur l'extravagance évidente dont faisait preuve la jeune fille, déchiffra rapidement, comme un coup du destin, le nom d'un livre à la reliure banale, intitulé Histoire du livre de l'Antiquité à nos jours, écrit par Svend Dahl. Et là, tout de suite, elle sut que c'était le livre qu'il lui fallait pour continuer ses recherches, ne serait-ce que pour le plaisir de lire des informations peu pertinentes.

Elle quitta donc 'son' rayon sans prendre le livre vers lequel elle tendait la main, indécise, depuis quelques moments déjà, et prit le peu de courage qu'elle avait pour aborder la jeune femme, lui faisant discrètement signe de la main pour qu'elle s'arrête un instant, ses lèvres hésitant un instant avant de s'entrouvrir.

-Désolée, je, eum, commença-t-elle en calquant son pas au sien, imperceptiblement, est-ce que cela vous dérangerait si je prenais ce livre?

Elle laissait un sourire timide trainer sur son visage, mal à l'aise d'oser poser une telle question, tout en sachant très bien qu'il n'y avait pas plus de mal à ça, en fait. Ah! Elle avait la tête droite et elle regardait l'autre dans les yeux, même si elle était tentée de les baisser; elle ne voulait pas, non plus, que l,autre se sente mal à l'aise parce qu'elle l'était. Elle remarqua après quelques secondes qu'elle avait effleuré la couverture du dit livre du bout des doigts pour accompagner ses paroles, ce qui n'était bien entendu pas vraiment nécessaire.

Ses yeux finirent par la trahir et quitter le visage enfantin de la jeune femme, ses deux iris s'étant toutefois arrêtés avant de tomber au sol; son regard avait été attiré par le badge qu'elle portait sur la poitrine, indiquant en lettres moulés son prénom: Charlie. Étrange: elle aurait pourtant jurée que Charlie était plus grande, et blonde aussi, mais peut-être qu'elle se trompait après tout. D'ailleurs, rien ne prouvait qu'elles n'avaient pas non plus le même prénom, aussi fit-elle mentalement note du prénom pour lorsqu'elle la remercierait -ou s'excuserait de l'avoir dérangée, au choix.